Les jeunes et le marché du travail
Selon une étude de Statistique Canada (2005) fondée sur l’Enquête sur la population active, le Québec comme le Canada ont connu une période d’expansion économique importante où les jeunes adultes ont fait des avancées importantes sur le marché du travail. À cette époque, la plus grande partie (67 %) des emplois créés étaient des emplois à temps partiel. Bien que ce type d’emploi puisse convenir et satisfaire la population étudiante, il n’offre pas les meilleures conditions de travail et une grande stabilité. On peut alors s’interroger sur les incidences potentielles de ce contexte sur la manière dont les jeunes adultes se représentent le travail; notamment en quoi il peut encore constituer un élément structurant ou pas, dans leur parcours de vie.
Le rapport au travail des jeunes adultes
Selon Malenfant, LaRue, Mercier et Vézina (2002), le rapport au travail ferait référence à la satisfaction du travail et au sens qu’il prend dans la vie d’un individu. L’individu ayant fortement intériorisé une mauvaise expérience face au travail, risque certainement de s’en faire une moins bonne opinion, ce qui teintera, significativement ou non, son rapport au travail. La valeur qu’il accorde au travail dans son projet de vie ou l’importance qu’il lui donne, est également un reflet de son rapport au travail. Selon Jacques Roy, qui s’est intéressé aux valeurs de cégépiens québécois, dans le cadre d’une étude réalisée en 2006 auprès de 1 729 étudiants répartis dans l’ensemble du réseau collégial au Québec, la valeur travail arrive au 13e rang des vingt valeurs nommées par les étudiants recensés. Figurent parmi les trois premières le respect, l’honnêteté et la famille. (Pronovost et Royer, 2004, p. 210).
Au regard de la densité des transitions qu’ils rencontrent en peu de temps et des valeurs sociales auxquelles ils sont exposés, les jeunes adultes constituent souvent, en cela, des indicateurs des transformations qui s’opèrent dans notre société et plus particulièrement sur le marché du travail. « […] à mesure qu’ils avancent en âge, les jeunes s’insèrent progressivement et inéluctablement dans l’ordre temporel adulte. Ils apprennent à planifier leur temps, à devenir des bourreaux de travail, à manquer de temps pour leurs loisirs et même à devoir réduire leurs heures de sommeil! » (Pronovost, 2007, p. 46). Leurs représentations de l’avenir et du travail, entre autres, peuvent être teintées par des expériences ou des valeurs qu’ils ont intériorisées.
Les auteurs Fleury, Mercure et Vultur (2012) ont entre autres étudié, à cet effet, le « niveau d’aspiration au travail » (Ibid., p 181) de jeunes adultes, en comparaison avec des travailleurs plus âgés d’une génération. De fait, les jeunes travailleurs accorderaient moins d’importance au travail que les plus âgés et seraient davantage en quête de reconnaissance et de réalisation personnelle.
Effectivement, parce que la vie professionnelle ne semble pas pouvoir les combler et leur apporter une nourriture satisfaisante sur le plan de leurs valeurs et besoins (ex.: besoins de reconnaissance, de réalisation personnelle et d’équilibre entre vie au travail et vie personnelle, etc.), plusieurs d’entre eux, nous le voyons de plus en plus, tergiversent entre travail et voyages, cumulant ainsi les expériences de travail et les expériences à l’étranger, sans nécessairement se préoccuper de bâtir un plan de carrière, voire un plan de vie (ex.: constituer une famille, acheter une maison, faire des économies en vue de voyager, etc.) ou ultimement, un plan de retraite (ce qui s’éloigne encore plus de leur perspective). Vivre le moment présent devient plutôt l’ultime choix satisfaisant. Travailler représente ainsi, pour ces jeunes, un simple moyen ou véhicule pour parvenir financièrement à réaliser leur projet de l’instant, jusqu’à ce qu’un second, puis un troisième, ne surgisse et parvienne à leur redonner une nouvelle raison d’exister et de se réaliser.
Il serait alors bienvenue de se questionner à savoir si pour ces jeunes adultes, qui oscillent entre le cumul d’emplois souvent précaires et les projets de voyages (entre autres), cela constitue réellement un choix assumé ou est plutôt la résultante de leur adaptation aux conditions actuelles du marché du travail, telles que décrites un peu plus haut. S’il en résulte d’une adaptation et non d’un choix assumé, les notions de pouvoir d’agir (d’empowerment) et de réappropriation de son rapport au travail se posent, puisque ce serait par réaction à une contrainte sociale existante que ces jeunes feraient ce genre de choix. Toutefois, si tel est réellement leur choix, aborder ces notions comme des solutions potentielles à imaginer dans le but de les aider demeure futile.
Intervention professionnelle et empowerment
Dans le contexte actuel, les stratégies d’intervention auprès des jeunes adultes se multiplient dans le but de favoriser leur insertion ou réinsertion en emploi et d’améliorer leur employabilité. Toutefois, les politiques d’intégration « oscillent entre volonté de normaliser les comportements (en l’occurrence de les rendre conformes aux attentes en matière de productivité et compétitivité économiques) et souci d’assister les individus et de les aider à trouver leur place dans la société. » (Bonvin et Favarque, 2007, p. 9). Or, l’autonomisation d’un individu ne se limite pas aux compétences qu’il développe par l’entremise du marché du travail et tous n’ont pas les mêmes dispositions une fois placés vis-à-vis des mêmes possibilités ou des mêmes ressources. « De fait, deux personnes disposant d’une même quantité de ressources ou de droits formels n’ont pas nécessairement les mêmes capabilités d’utiliser ces ressources. » (Ibid., p. 11). Ainsi, considérant le rapport au travail des jeunes adultes comme étant fluctuant d’un individu à l’autre, voire non homogène, il peut constituer un élément significatif quant à la capacité du jeune adulte à “reprendre du pouvoir” sur sa vie professionnelle et à “se réapproprier” son rapport au travail.
Se réapproprier son rapport au travail
Ce que nous entendons par la notion de réappropriation du rapport au travail fait référence aux actes ou aux choix libres que l’individu effectue, en lien avec son employabilité. Autrement dit, il s’agit de la latitude, de la liberté dont se dote la personne ou dont elle est en mesure de se doter en fonction de sa condition, de son fonctionnement et de son environnement, l’amenant à recontacter une partie ou son entière autonomie professionnelle. Se réapproprier son rapport au travail signifierait que la personne recontacte cette liberté de choix et d’agir quant à sa destinée, sur le marché du travail. Bonvin et Favarque (2007) proposent l’exemple suivant pour illustrer en partie ce propos : « une personne dotée de revenus importants (rentes ou autres) pourra choisir de travailler ou non, tandis qu’une personne sans ressources sera contrainte de travailler pour assurer sa subsistance. » (Ibid., p. 10). Dans ce cas-ci, aider les jeunes adultes québécois à se réapproprier leur rapport au travail reviendrait à « mettre sur pied des mécanismes permettant d’égaliser le plus possible la liberté réelle des individus membres d’une collectivité. » (Ibid.) Toutefois, suivant la pensée de Sen, « il ne saurait y avoir de responsabilité si les moyens de la liberté réelle ne sont pas donnés. » (Ibid.). Cela permet de questionner et d’analyser les différentes politiques sociales actives, notamment les politiques dites d’employabilité, quant au degré de responsabilisation qu’elles mobilisent et permettent, chez les jeunes adultes.
Quoiqu’il en soit, une recherche réalisée par Malenfant, LaRue, Mercier et Vézina (2002) auprès d’hommes et femmes d’âges et niveaux de formation académique variés, mais connaissant un statut d’emploi précaire depuis au moins deux ans, nous a permis d’explorer l’expérience subjective du travail et de faire le point sur ce qui influe sur le rapport au travail, telle la précarité d’emploi. L’analyse des propos des participants a permis aux chercheurs d’établir que les dimensions de plaisir et de satisfaction liées à l’activité professionnelle « jouent un rôle déterminant quant à la place et à l’importance du travail dans le projet de vie. Cette représentation du travail qui va au-delà du moyen de satisfaire les besoins matériels pour assurer son existence reste très prégnante […] » (Ibid., p. 126). En contrepartie, pour les participants concernés par la précarité, le travail dévalorisant ne permettrait pas de s’actualiser ou de se réaliser, cela ayant inévitablement un impact sur leur estime de soi. Ainsi, le travail irait jusqu’à définir leur identité : « je suis ce que je fais » (Perret, 1997, dans Malenfant, LaRue, Mercier et Vézina, 2002, p. 126).
Nous l’avons mentionné, la précarisation du travail ayant affecté le pouvoir et la possibilité des jeunes adultes, au Québec, de faire des choix professionnels centrés sur leurs intérêts, valeurs et aptitudes et concordant avec leur identité, le rapport au travail qu’ils entretiennent dorénavant ainsi que le sens qu’ils accordent au travail s’en trouvent atteints et altérés. La précarisation du travail fait naître chez les personnes prises dans cet engrenage un sentiment profond de perte de maîtrise de leur vie. Les participants à la recherche se disaient être aux prises dans leur vie quotidienne avec la contradiction entre la place réelle que prend le travail rémunéré […] et la place qu’ils souhaiteraient lui laisser pour mener une vie plus équilibrée au plan personnel et familial. […] (Malenfant, LaRue, Mercier et Vézina, 2002, p. 127).
Finalement, cette étude fait le point sur ce que le travail permet au 21e siècle, soit de gagner sa vie, être reconnu, avoir sa place dans le monde, créer des liens sociaux et se réaliser. Sans travail ou alors plongé dans une situation précaire rendant un accès plus difficile à ces avantages et à de bonnes conditions de travail (stabilité d’emploi, salaire et horaire décents, etc.), le rapport au travail de l’individu a plus de risque d’être « écorché ».
Rapport au travail et notion de courage
Selon Hamraoui (2007), avec l’avènement de l’ « individualisation des performances et le primat accordé à l’évaluation » (Dejours, 2003, dans Hamraoui, 2007, p. 1), l’individu a dû s’adapter à la société et devenir flexible. Cette flexibilité, devenue la norme dans plusieurs entreprises depuis l’avènement de la mondialisation et constituant un nouveau critère d’embauche de la main d’œuvre, contribue à transformer la notion de courage qui, autrefois associée « à la force et à la grandeur de l’âme, ou encore à la générosité et à la sensibilité » (Hamraoui, 2007, p. 2), s’oppose aujourd’hui, selon Hamraoui, (Ibid.), à la peur du changement ou de la précarité, retrouvée dans le monde du travail. Le courage « est aujourd’hui devenu synonyme d’endurcissement et d’impavidité, dans un contexte où le risque est considéré non seulement comme critère de reconnaissance de la valeur intrinsèque des individus, mais encore comme principe de hiérarchie entre eux. » (Ibid.). Cette transformation de la notion de courage à laquelle fait référence Hamraoui (Ibid.) et qui teinte le système de valeurs présent dans l’actuel monde du travail, nous informe en quelque sorte du nouveau rapport au travail de l’individu moderne, soit un rapport au travail plus « héroïque » où l’individu, « pressé par les obligations d’objectifs, doit s’affirmer en tant que sujet autonome, toujours actif et tout-puissant, enchanteur d’un nouveau monde (Barkat, Hamraoui, 2007a) […] où la passion du risque passe pour signe de courage. » (Ibid., p. 1).
Effectivement, s’évertuer au travail, dépasser ses limites, renoncer à soi, se donner corps et âme dans la réalisation d’un projet professionnel ou faire des heures supplémentaires en vue de l’obtention d’une promotion, sont tous des exemples soutenant cette idée. « Le sujet de la société du risque est fondamentalement définissable en tant que « sujet cérébral » (Vidal, 2006), dont la vie et les actes ont cessé d’être inspirés par le cœur, et qui fait fi des limites de son corps. » (Hamraoui, 2007, p. 6). Ainsi, selon Barkat et Hamraoui (2009), à force de refouler l’existence, les institutions et la condition humaine en leur sein mutent tranquillement. Naissent alors stress, anxiété de performance, épuisement professionnel et finalement, une altération du sens et du rapport au travail des individus.
S’ajoute à cela la « course à la reconnaissance professionnelle » (Honneth, 2000, dans Barkat et Hamraoui, 2009, p. 201) selon laquelle l’individu est « soumis à l’exigence d’accomplir l’infini ou encore d’atteindre l’idéal (Dujarier, 2006), alors même qu’il demeure rivé à sa finitude » (Barkat et Hamraoui, 2009, p. 201). Toujours selon Barkat et Hamraoui (Ibid.), l’individu, éternel insatisfait, a le sentiment de ne jamais en faire assez. Ainsi, tel qu’ils le soutiennent, le fait de travailler amène insidieusement l’individu à ne pas s’opposer aux choses, mais à s’y articuler, rendant le rapport au travail des individus servile, aliénant, voire pathogène.
De ce point de vue, peut-être pouvons-nous finalement donner raison à ces jeunes de vouloir faire fi du cadre et des normes sociales, de suivre leur instinct et de vouloir vivre dans l’instant présent…
Toutefois, en ce qui a trait à toutes ces âmes perdues (puisqu’il en existe des brebis égarées parmi cette population ! ), c’est-à-dire ceux qui n’auraient pas réussit à s’adapter, qui subissent la précarité en étant sans repères et ceux qui n’auraient pas trouvé de moyen d'”échapper” au système; oui, ceux là (!); nous devons les aider à développer leur pouvoir d’agir face au marché du travail et à se réapproprier un rapport au travail plus sain, qui favoriserait leur épanouissement professionnel et par le fait même, personnel.
Les conseillers d’orientation, ces experts
Les conseillers d’orientation constituent ainsi, par leur expertise, des ressources indiquées pour les aider à y parvenir, notamment en travaillant de concert avec eux à réhabiliter leur estime de soi, à découvrir et développer leurs compétences et leur conscience critique, cela tout en étant dans l’action, celle-ci menant à de plus en plus de petites réussites personnelles et professionnelles et renforçant l’estime et la confiance en soi-même.
[1] Veuillez noter que par unique souci d’alléger le texte, le masculin fut utilisé tout au long de cet article.
Geneviève Phaneuf, c.o.
Sources :
Barkat, S M. et Hamraoui, E. (2009). Résister dans le contexte du nouveau rapport de travail. Nouvelle revue de psychologie, 1(7), 199-210.
Bonvin, J-M. et Favarque, N. (2007). L’accès à l’emploi au prisme des capabilités, enjeux théoriques et méthodologiques. Formation emploi, 98, 9-23.
Bourassa, B. et Fournier, G. (2002). Les 18 à 30 ans et le marché du travail. Quand la marge devient la norme…Saint-Nicolas : Presses de l’Université Laval.
Fleury, C., Mercure, D. et Vultur, M. (2012). Valeurs et attitudes des jeunes travailleurs à l’égard du travail au Québec : une analyse intergénérationnelle. Relations industrielles, 67(2), 177-198.
Hamraoui, E. (2007). L’image de l’homme véhiculée par le nouveau rapport de travail. Communication présentée à l’occasion du 60e anniversaire de l’Association « Alsace-Santé-Travail » (AST), Strasbourg, France, 5 octobre.
LaRue, A., Malenfant, R., Mercier, L. et Vézina, M. (2002). Précarité d’emploi, rapport au travail et intégration sociale. Nouvelles Pratiques Sociales, 15(1), 111-130.
Pronovost, G. et Royer, C. (2004). Les valeurs des jeunes: identité, famille, école, travail. Montréal : Institut du Nouveau Monde.
Pronovost, G. (2007). Système de valeurs et rapports au temps des adolescents québécois. Recherches sociographiques, 38(2), 37-51.
Usalcas, J. (2005). Les jeunes et le marché du travail. Statistique Canada, 75, 5-11.